segunda-feira, 29 de setembro de 2014

RAOUL VANEIGEM. LA RÉVOLUTION DE"L'ÊTRE PLUS QUE L'AVOIR".




Mis en ligne le 03/01/2013
Plusieurs jeunes artistes actuels trouvent une inspiration chez un des
“penseurs” radicaux de Mai 68.
Raoul Vaneigem fut un des grands penseurs de Mai 68 avec son livre culte pour
les manifestants, le “Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations”.
Aujourd’hui, il garde un oeil acéré sur l’évolution du monde et n’a rien
abandonné de ses idéaux de changement radical. Nous avons fait, avec lui, un
bilan sans concession de 2012.
Que retenez-vous de 2012?
2012 a établi pour tous une évidence, que confirmera 2013 : la faillite d’un
système de gestion économique et social qui, au nom du profit, paupérise les
populations, ruine la vie, dévaste la terre, empoisonne le corps et pollue la
conscience.
On voit la désespérance gagner du terrain, en Grèce, Espagne, Italie,
chez nous?
En choisissant d’investir dans les spéculations boursières plutôt que dans la
production de biens de première nécessité, le capitalisme financier accroît la
précarité. Il mise sur le désespoir et sur la peur pour répandre la résignation et
pour propager l’idée que “mieux vaut se contenter d’aujourd’hui car demain
sera pire”. Or ce fatalisme, que relaient servilement les médias, est démenti
quotidiennement par des luttes dont l’information, à la botte des lobbies
bancaires et multinationaux, se garde bien de parler – comme les occupations
d’usine en Grèce, la création de coopératives agricoles, les esquisses
d’autogestion, les tentatives de démocratie directe où la solidarité s’organise et
combat cette stratégie du bouc émissaire à laquelle les mafias bancaires et
leurs alliés recourent pour dévoyer la colère que leurs escroqueries suscitent et
la diriger cyniquement contre les étrangers, les immigrés, les sans-papiers, les
homosexuels, les “en-dehors.” L’ironie, c’est que la conspiration du silence est
brisée par une communication qui ne passe ni par la radio, ni par la télévision,
ni par les journaux mais se fraie un chemin sur Internet, en clopinant dans le
chaos du réseau informatique.
Les révolutions arabes ont créé un moment d’espoir, mais aujourd’hui
elles semblent créer un trouble, on craint l’arrivée d’un
fondamentalisme religieux à la place des dictatures?
A peine la Révolution française de 1789 avait-elle mis fin à l’Ancien Régime et
à la monarchie de droit divin, qu’une vague réactionnaire rétablissait la
monarchie et le pouvoir du christianisme, mais c’était une monarchie bancale
et le catholicisme avait du plomb dans l’aile. En dehors des pays où la vieille
structure agraire et patriarcale garantit autoritairement le pouvoir de l’islam et
des Etats à prétention théocratique, que reste-t-il aujourd’hui du pouvoir
aristocratique et de l’autorité religieuse ? C’est précisément cette structure
archaïque que le “printemps arabe” a ébranlée dangereusement. Il y a toujours
des régressions, il n’y a jamais de retour définitif en arrière. Où la liberté a
frappé, la tyrannie succombe tôt ou tard. Ne sous-estimons pas, en
l’occurrence, la combativité et le courage des femmes résolues à s’émanciper
de toutes les tutelles.
On ne voit pas se dégager une alternative au consumérisme, à la
société du spectacle, à l’aliénation dans le travail, au règne total de
l’argent? Pourquoi cette incapacité à se rêver une alternative?
Le propre du spectacle est précisément d’empêcher de voir ce qui se trame
contre lui. Les alternatives naissent par la force des choses. La paupérisation
galopante, la dévaluation de l’argent et le krach bancaire qui se profile, la
désertification de la terre et des océans, la nourriture corrompue par les mafias
de l’industrie alimentaire, la mise à sac du bien public, des écoles, des
hôpitaux, des transports, de la métallurgie et des secteurs prioritaires mettent
les individus et les collectivités en demeure de trouver des solutions où ils
détermineront leur avenir en révoquant l’emprise du marché, l’escroquerie de
la dette dite publique, les magouilles bancaires et les Etats qui les
entretiennent complaisamment. Tout est quadrillé par l’empire de la
marchandise mais la résistance est là, qui crée des zones de gratuité et de
solidarité où le pouvoir de l’argent et de la prédation a cessé de polluer les
comportements, des zones où l’être l’emporte sur l’avoir.
Pourtant on sent poindre chez les jeunes, un désir d’autre chose qui
s’appuie sur vos textes : le Raoul Collectif et son si beau “signal du
promeneur”, Nicolas Kozakis fait un film avec vous, Assayas dans
“Après mai” montre un jeune lisant le manifeste situationniste. Y a-t-il
un espoir via ces jeunes, via l’art ? Quel peut être le rôle de l’art :
ouvrir une brèche dans le ciel plombé et entrevoir l’utopie comme
possible?
De nouvelles générations d’artistes sont entrées en lutte contre le marché de
l’art au nom d’une oeuvre qu’ils veulent en relation directe avec les problèmes
de leur vie quotidienne. Beaucoup pressentent que l’art est une des formes
d’expression de cet art de vivre qui est notre vraie richesse, une richesse de
l’être qui revêt d’autant plus d’importance que la richesse de l’avoir et du
consumérisme est rongée par la montée de la pauvreté. A mesure que la
survie est menacée par la faillite de l’économie, comment ne pas se tourner
vers la vie et son extraordinaire potentiel de créativité, comment ne pas
inventer de nouvelles énergies, de nouvelles relations sociales, de nouvelles
pratiques en rupture avec nos vieilles habitudes de prédateur?
Un nouveau mai 68 est-il souhaitable? Possible? Quel peut être encore
le message du situationnisme aujourd’hui? Apprendre à vivre plus qu’à
survivre?
Il n’y a pas de retour en arrière. En revanche, la radicalité de Mai 68
commence à peine à se manifester aujourd’hui. Les situationnistes ne lançaient
pas un défi mais un pari, en affirmant que le Mouvement des occupations de
Mai 1968 avait sonné le glas d’une civilisation fondée sur l’exploitation de
l’homme et de la nature. Le situationnisme a toujours été dénoncé par les
situationnistes comme une idéologie, autrement dit “un ensemble d’idées
séparées de la vie et falsifiant son authenticité”. Ce n’est pas le situationnisme
mais la pensée radicale des situationnistes qui a proclamé la fin du travail
(destiné à être supplanté par la création), la fin de l’échange, de l’appropriation
prédatrice, de la séparation d’avec soi, du sacrifice, de la culpabilité, du
renoncement au bonheur, du fétichisme de l’argent, du pouvoir et de l’autorité
hiérarchique, du despotisme militaire et policier, des religions et des idéologies,
du mépris et de la peur de la femme, de la subordination de l’enfant, du
refoulement et ses défoulements mortifères. La table sacro-sainte des valeurs
patriarcales et marchandes a été brisée définitivement. Rien ne la restaurera.
Il faudra bien qu’un style de vie inaugure tôt ou tard une civilisation nouvelle
sur les ruines de la civilisation où tant de générations ont été réduites à
survivre comme des bêtes aux abois.
Gardez-vous l’espoir dans une humanité qui semble foncer sur un mur
comme le dit même le prix Nobel Christian de Duve?
Celui qui s’engouffre dans une impasse, ce n’est pas l’être humain, c’est
l’homme qui, en produisant la marchandise, s’est produit lui-même comme
objet marchand et a choisi le cours d’une histoire dont la barbarie illustre assez
la part d’inhumanité qui domine en lui. Nous sommes dans une mutation où la
civilisation marchande s’effondre et où s’esquisse, avec les douleurs de
l’enfantement, une civilisation humaine. Ce qui a sauvegardé l’énergie vitale de
ces hommes, en proie aux pires atrocités, c’est qu’ils n’ont jamais cessé
d’aspirer à devenir des êtres humains à part entière. L’homme prédateur, cet
hybride d’angélisme et de bestialité a fait son temps. Nous allons renouer avec
un devenir humain que l’apparition de la civilisation agraire et marchande a
dévoyé en exploitant cupidement la nature terrestre et la nature de l’homme.
Quel que soit le temps que cela prendra.